Eanna stele  
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I

Quand Innin aux deux bottes de roseaux noués
Tira de son sourire ce pays de passage,
Cette lèpre promise,
La douleur perle à son front blanc,
Sueur de déesse,
Des larmes sur sa joue et qui creusent les sables,
Quand les nuées aux reflets de terre rouge se furent séparées,
Cédant leur course devant la nuit,
Brille, triomphal, au Ciel
Le cri d'une naissance.
Elle sut sous la lune son désert paradoxal :
On fêterait, passés les feux de l'été et cette déchirure,
Le retour à un temps plus fertile
A la pointe de tours dont les pieds de calcaire,
Nourris d'étoiles, ignorent la mort.
Ainsi naquit le premier Temple en un pays privé de pierres,
Ainsi mit bas le premier Dieu veillant au grain dans la poussière.
Au-delà du pas, un angle mouvant d'ombre.


II

A l'homme qui dormait dans la plaine d'Umma
Une voix dit, à la tombée du soir :
"Laisse-là, ô mon fils, ta maison, la rivière et ta place au soleil"
"Et pars quérir la brique loin du jardin fermé de ton âme."
"La boue est au-delà du cercle,"
"Le lait de chaux aussi,"
"Les petits cônes de mosaïque dont les murs à venir se composent."
"Sors ! cultive ta fatigue et sur une mer blanche"
"Honore les Dieux chers,"
"De chevrons en triangles,"
"Car ils doivent descendre."
"Ils l'ont juré."


III

Comme l'âme doit passer par nos lèvres
Et nos mains se couvrir de galets,
Que ce soit à Uruk dont les murs […]
La pierre est […]
Sans mémoire […]
[…]
Dans un carré de calcédoine voué aux divinités du Ciel
Croît un secret démesuré
Et blanc.
Ses contours dans la nuit qui décline,
Une échelle levée comme au-dessus des sables,
Ici, à Eanna, c'est Anu qu'on attend.


IV

D'Eridu à Uruk, à Uqbar, à Nippur,
Jusqu'à l'extrême nord, entre Tigre et Euphrate,
Les sables exhaussés s'amenuisent, étage par étage.
Lames trempées dans la vapeur dont la pointe
Tournant la Loi
Dans les songes des Dieux taillent des échancrures.
Auréoles de sang, promesses de silence.


V

Contre le Ciel,
Au seuil de l'Autre Langue étrangère au mensonge
Repose le sanctuaire,
Vaine frange où les Dieux délaisseront une aurore prochaine
Les étoiles fixes.


VI

Des midis minutieux se lient au bord du Temple
Que dévide en hommage la foule des fidèles à la Mère filière.
Une nouvelle fois, le Soleil s'est levé sur un carré désert.
Entre des murs de lait aux lisières d'argile,
Les Prêtres se dérobent.
Dehors, on s'impatiente ; dedans, on se recueille.
Et dans l'air arrêté, des mains déjà rigides fouillent l'ocre
Pour savoir si demain le céleste cortège
Lassé de naviguer en rond sur les étoiles
Accoste à cet embarcadère où s'arrime la brume.
L'ombre s'allonge, le jour finit.
Le sable lappe la Tour blanche
Et la prière, à la terrasse brune, languit.


VII

Et se fige.
Une fissure dans le bitume,
La chute d'une étoile,
Des vérités qui se séparent.
Ce n'est pas l'aube qu'on attend, mais la ruine.
Car l'errance est première.
Dans un nuage de poussière rouge
Vacille le souvenir d'une arche,
Brique […] de lune
[…]
Quand les eaux montent au mégaron et que les Rois distraits
Rient de la rage du Déluge.
Ainsi romput la pluie le dialogue audacieux
D'un ciel bardé de gel avec la Terre.


ETEMENANKI

Ainsi va la vie au vent :
Des dieux vains, des noms morts,
Démangeaisons de l'Infini en travers du corps.
Au-delà du pas, un trou noir où l'on sème
Le Désastre.





Bien que retrouvée dans la quatrième salle de la Cour de Ninmah, à Babylone, la stèle d’Eanna marquait vraisemblablement l’entrée du grand complexe sacré de la ziggurat d'Anu, à Uruk.
La spécificité de ce texte, compte tenu de sa datation probable, réside dans sa vision mythologique. En effet, si les milliers de tablettes exhumées et traduites ont permis de reconstituer dans le détail la vie sociale, politique, judiciaire et même commerciale de l'ancienne Mésopotamie, elles n'ont presque rien livré à propos des systèmes religieux de l'époque. La stèle développe en sept sections bien distinctes une théorie poétique à propos de la formation de Sumer (section I), de la construction sur haute terrasse de temples et de sanctuaires (sections II et III), puis de l'apparition de tours à étages, les ziggurats, prototypes attestés de la Tour de Babel (sections IV et V).
Cette traduction libre utilise un système d’enjambement pour tenter de rendre compte des "jeux d'espace" si particuliers à toute écriture pictographique.
Sophie Khan, Babylone. Pons gallery, Paris 1993.